Daniel ARANJO

500 CARRIÈRES DE CARRARE


Approcher par hasard de Carrare

un vers pluvieux au cœur

quand depuis longtemps déjà

la machine commence par à-coups de tirer

le radeau infini des pylônes de marbre au long de glissantes voies,

et que du hangar crevé déjà s'exhale la lueur du travail...

Sous sa paupière de prêtresse, là-bas, une lointaine enfant, ma fille,

marchande une artémis polie dans de la neige d'astre à la boutique grecque.

Dans l'herbe, sous l'ortie, une cuve moussue.

Au mur, un harnais

et le clou perdu d'une écurie étrusque à vieilles mules grises.

Que peut donc être bien Carrare, à XX milles d'ici,

hors du marbre fait de vide de nos souvenirs qu'une forme rachète ?


PROSE ANTIQUE

Visiter Carrare par hasard,

un vers de Leopardi au cœur

à moins que ce ne soit l'hexamètre pluvieux de Rutilius Namatianus *

qui, en 417, longea par ici jusqu'aux monts de marbre de Luna

un diocèse blanchi, non pas de gel, mais de roche brutale

et toute une Italie trouée d'invasions et de feux dont le paysan encor chantait, membres las,

une champêtre Isis.

Depuis longtemps déjà

(alors que le hangar exhale une jeune odeur d'enfance et de cambouis)

la motrice à mazout commence à tirer avec des à-coups

le lent et l'infini radeau des pylônes de marbre le long d'une crissante et d'une lente voie.

Dans l'herbe, sous l'ortie, une cuve moussue.

Au mur, un vieux harnais

et l'anneau d'une écurie étrusque à mules grises et dociles

tandis que, sous sa paupière de prêtresse, là-bas, une lointaine enfant, ma fille,

marchande une artémis polie dans de la neige d'astre à la boutique de la gare,

ne trouve point

la rosace-firmament à gypse roux du Dôme

et saute en car gravir les tunnels de Carrare, à haute pierre vide

et ponts d'altitude sur soixante-dix stades à la ronde chaulés de plinthes et de débris

où nous gésirons tous, si nous gisons,

sans avoir laissé de nom comme celui de Rutilius

ni le moindre De Reditu suo en vers

ni prose ductile, frottée de cendre, comme les statues.

  • Rutilius Namatianus, Gaulois latinisé (de Toulouse, Narbonne ou Poitiers) et haut fonctionnaire romain, a écrit un De Reditu suo (Sur Son Retour), court récit de voyage et de cabotage incomplet à travers l'Italie trouée d'invasions barbares au lendemain du Sac de Rome (410). En novembre 417, il visitait les montagnes de marbre de Luna, et c'est sur elles que s'achève ce que nous avons conservé de ce bel et poignant poème de voyage, d'emblée fidèle au Nom de Rome, où apparaît pour la première fois au monde "païen" ("pagi") au sens actuel de "(campagnard) non-chrétien''.


500 CARRIÈRES

retour à Carrare

Passé tout un après-midi de pluie

dans l'ombre lisse et blanchie d'un atelier de lapidaire

entre une partie éternelle de dominos de pierre et l'odeur torréfiée de l'expresso lavazza familial

à boire un bol de frissons

et voir tomber dehors un torrent d'eau de marbre et de petit lait terreux depuis la farouche placette-chapiteau de Colonata à travers la pente alpestre des carrières et les



baraquements

et à demander au Chassieux Charon,

avant qu'il ne tasse le linge de nos vies au fond de sa barge huileuse,

lui demander de réduire l'amas rhétorique de tant de monuments

à un seul bout de monument,

et à l'absence même (sphinge, fleuve, bas relief) de tout ce qui a, ou même aurait pu être.

Puis à le supplier d'inachever avec puissance une seconde fois ces frises du néant,

et jusqu'à la Mélancolie à pleurs rouillés de fer de la vieille nécropole en pente

sur la plaine fardée de cendre, en contrebas, et d'insignes à demi étoilés par la ronde noircie des cours de récréation de Carrare.

Et puis se dire

que l'or du "Tage riche en or" des textes latins a fondu depuis l'Empire

mais que sierras et cols de marbre de Carrare existeront toujours, sans pinède ni tiède éclaircie,

alors qu'aura péri le dernier nom du marbre, et l'homme avec, et la lueur de la conscience pour même le saisir

comme elles existaient un mardi quelconque de novembre 417

sept ans à peine (tel un radeau d’enseignes pris au remous de l’autre rive) après le sac du Nom de Rome.

Nuit frileuse d'hôtel Chez Roberto

à rêver de neige et de tardives glaciations, au fil d'ères et de siècles sans chiffre, sur la neige terreuse de montagnes de marbre sans le nom

où un Inca soudain me court après,

et veut me vendre un Astronaute boueux de 2 m chantourné au marteau-piqueur.

Avant

de partir tout à l'heure, comme Rutilius, à une lieue d'ici, avec mes monnaies de Cyzique et d’Héraclée (380-390) dans les poches

sous un gave de pluie et une grise rafale de présent, au fond d'une coopérative, jusqu'aux ruines à pilotis de béton du port herbeux de Luna

qui se trouve maintenant à un kilomètre et demi de la plage

comme une trière-aviso des gardes-côtes rejetée sur un arbre, au cœur de l’A.O.C. Auxo Lunæ, par un raz-de-marée aussitôt redéguerpi vers l’épicentre de son ère.


501e CARRIÈRE

Neige rousse et solidifiée comme des champs de pierre ponce pâle (sur cette chair que nous est déjà l’absence d’Italie)

et une dernière mine, soudain, profonde comme une falaise taillée net, par longues feuilles de mica

(gros trou pluvieux, quand on y est, par curiosité, descendu dedans et en regarde le ciel déçu depuis une grosse flaque noirâtre, entre un treuil et quelques vieux rails rouillés)

et dont un autre pourtant, l’autre siècle, a tiré le marbre lisse d’un Houdon

tel un albâtre fin, que traverse la flamme d’hiver (et dont on peut compter vertèbres sous le doigt),

sur le feu dallé d’hypocauste et la forge d’un atelier terreux de statuaire italo-grec.


501e CARRIÈRE,

dont nul autre pourtant, dans une chauve chevelure infinie de millénaires et de siècles, ne tirera albâtre fin ni marbre lisse

quand, sous l’indistincte chaleur, ce marbre sans le nom sera toujours aussi froid mais qu’il n’y aura plus ni été ni froid (et ni conscience humaine, hors, peut-être, celle

d’aujourd’hui, pour jamais tout cela redeviner ni sentir).