Juif

En souvenir d’Eva Golgevit, rescapée d’Auschwitz, morte le 8 mai 2017, à l’âge de 104 ans.

Post-dédicace à Delphine Horvilleur

Il s’éveille au petit matin

et songe…

« Mon père est juif

Ma mère est juive

Mon oncle est juif

Ma tante est juive

Mes grands-pères sont juifs

Mes grands-mères sont juives

Mes sœurs

Mes frères

Mes cousins mes cousines

Mon voisin de palier est juif

Mes voisins du dessous aussi

Comme ma voisine du dessus d’ailleurs

Que j’essaye toujours de rencontrer dans l’escalier

Dont les talons-aiguilles paradoxaux

Me réveillent et me font rêver

La petite femme blonde assise en face de moi dans le métro

Est juive elle aussi je le sens

L’abruti qui pianote sur son iPad à côté d’elle

Son compagnon ?

(Moi jaloux)

Est juif aussi

L’est aussi le connard qui lit l’équipe en vérifiant son entre-jambes

Mon comptable est juif

Evidemment

(Evidemment ?)

Mon boulanger

(Comme c’est étrange)

Est juif lui aussi

Tout comme mon poissonnier

(Qui pourtant vend des poissons sans écailles)

Mon crémier

Toujours cherchant des morceaux de lui dans le monde

Est un juif parfaitement imparfait

La fille belle au bout de la jetée

Contemplant d’un œil triste la mer démontée

(Va-t-elle plonger ?)

Est juive

Ses cheveux pleurant sur ses épaules

Le confirment

Et le vent qui les sèche

Aussi

Et soleil qui sue

Juif lui aussi

Quand il se met à danser sans raison

Sur la crête des vagues

Venues de nulle part

Ne parlons pas du silence

Qui ne disant rien dit tout

Et qui donc

Est juif

Dans tous les sens possibles

Ce n’est pas du délire non croyez-moi mais le monde

Est juif

Et même

Marina Tsvetaieva le disait l’autre jour

Juste avant de mourir

Tous les poètes sont juifs

(Même les plus mauvais, qui sont légion)

Tout ce qui parle et vit

Meurt et se tait

Me complique la vie

Et me la simplifie

M’augmente et me réduit

Est juif

Alors pourquoi

Me direz-vous

Pourquoi

Moi

Moi

Qui ne serai jamais qu’une portion de moi

Jamais fini et toujours désirant

Pourquoi

Moi

Je ne le serais pas ? »

Puis tout le jour durant

Il arpente la ville tranquillement

Et s’en étonne…

Marc Delouze