Chant d’ivresse

en Egypte


Au sud de la Vallée des Rois, près du temple de Karnak,

Sur l’autre rive, il y a un cirque creusé dans la montagne.

C’est le plus souvent un chauffeur de taxi qui dépose

Des inconnus devant le temple de Deir el-Bahari.

Des étrangers venus de puissantes démocraties

Voir la vallée des Rois vidée par d’infrangibles pillards.

La nécropole des Mentouhotep et des Thoutmosis

est aujourd’hui vibration muette, champ des morts.

Conservés par des fresques et des bas-reliefs,

les récits du temps des pharaons se déchiffrent en ces lieux :

un chœur aux répons de lumière, aux voix obscurcies

par les désirs des saints et des martyrs.

Les signes pâlissent à l’assaut des images.

Oh, il faut écouter les mots qui réchauffent,

les empêcher de se délabrer dans un temps erroné ;

quelle feinte colère pourrait les effacer ?

La silhouette de la reine d’Égypte

aux chairs peintes en blanc s’estompe,

ravie de retourner au néant pour se reposer.

Que la puissance du Temple est forte !

Les parois racontent l’unique naissance

à l’époque où le train, l’avion, l’ordinateur

n’avaient pas d’emprise sur la douleur.

L’angélique geste humain suffisait au bonheur.



Les étapes de la vie d'Hatshepsout s’écrivent

sur les murs des terrasses à l’ombre des portiques,

d’anciennes paroles sacrées, des signes d’apprentissage

et des murmures de connivence avec Hathor.

La déesse de l’Amour. Des lambeaux de peinture

retiennent l'œil : antique décoration polychrome

des pierres délabrées. Les restes de couleurs vibrent

de sensations d’ivresse. Hathor s’avance ici dans la lumière.

Jusqu’à quel dieu vont bégayer les règles de l'équilibre ?

Des éclats bleu turquoise, jaune d'or ou rouge carmin

revient la main de l’artiste architecte des collines

qui réfractent le désert, les cavités et le ciel démesuré.

Au sud, une chapelle taillée dans le temple :

le bleu épais d’un ciel peint tient sur des têtes hathoriques.

Echappée du visage antique, du granit de blancheur,

les tempes s’étirent en fines oreilles de vache.

Appel de l’animal totémique animant le bouclier d’or

De l’astre vainqueur de la nuit. Mais les cornes-lyre

ombrent le disque solaire, couronne de jadis,

qui mue aujourd’hui en syllabes de silence.

Hathor est impatiente. Elle se languit dans son mutisme,

une façon de faire ruisseler le plaisir. Les yeux effilés,

la bouche charnue, le nez recourbé de la Dame de l’Ivresse

résistent aux mutilations des pillards et du temps.

Ecoute, écoute, le son éclatant du sistre

retentit sous les plafonds tapissés de suie.

De sombres oiseaux se détachent, hiératiques.

Ils s’éloignent en revêtant le voile de la nuit.

Hathor incarne les corps célestes aux souffles purs.

Hathor, la vache étoilée, accouche du soleil puis le mange.

Et son harmonieux visage de femme était gravé

par les scribes pour écrire «La Demeure du Soleil».

Un visage où souffle l’abondance, comme dans les tracés

de couleur brunâtre inscrivant dans la montagne

des apparitions surnaturelles, comme dans le divin relief

où la déesse allaite la reine Hatshepsout.

La matrice du ciel est génisse.

Ses seins nourrissent les rois et les reines

d’un breuvage tissé d’étoiles.

Le ciel dégorge de lait.

———————————————————————————————————

Camille AUBAUDE est une poétesse reconnue, avec une dizaine de livres publiés. Elle est régulièrement invitée dans des rencontres internationales de poésie ce qui lui vaut d’être considérée comme la poétesse française contemporaine la plus traduite, principalement pour ses Poèmes d’Amboise. Dans ses livres, ses photographies, ses nombreux articles et ses «dialogues de poésie», des entretiens avec des poètes, Camille a abordé des problèmes théoriques, politiques, artistiques et moraux ; elle s’est appuyée pour ce faire sur les formes fixes de la poésie, et sur son expérience de femme et de féministe. Son essai le Mythe d’Isis a fondé un nouveau mythe littéraire. Son apport à la théorie littéraire sert à repenser les tragiques violences faites aux femmes, que Camille exprime dans sa poésie. Une Journée d’étude (https://r.academia.edu/CamilleAubaude) rend compte de cette diversité d’une création contemporaine audacieuse, ne ressemblant à aucune autre.