Le 4 août 2015 :

Le cœur me serre au souvenir de l’église de la Multiplication des pains, que des extrémistes juifs viennent de brûler, sur le bord du lac Tibériade.

J’évoquais la magie de ce lieu dans ce texte paru dans mon récit C’est le monde qui parle, paru en 2007 aux éditions Verdier.

En partager le souvenir est une manière de le faire perdurer…

amitiés d’un athée




Marc Delouze

Les Parvis Poétiques

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Marc Delouze – Extrait de C’est le monde qui parle, édition Verdier, 2007

(…) oubliant la moderne laideur de la ville de Tibériade je contourne le Mont des Béatitudes, évitant du même coup la puanteur ronronnante des autocars qui expectorent leur haleine de fuel sur les oliviers chétifs et millénaires, et les lentes cohortes de pèlerins à casquettes de base-ball dont les visières démesurées ont dévoré les yeux, zigzagant entre les cabanes de bergers abandonnées aux détritus et aux excréments

Heureux les doux car ils posséderont la terre

je traverse les vapeurs bleues d’oxyde de carbone de la plaine de Génésareth, dépasse Magdala, arrive enfin sur le parvis de la toute neuve basilique de la Multiplication des Pains

Tabgha, Khfar Nahum

où une ovation confuse de milliers d’oiseaux m’accueille, à l’intérieur de l’édifice pas plus grand qu’une grande chapelle la pureté des lignes appelle à la prière des simples, avançant de quelques pas vers le chœur sous la protection des dix robustes colonnes dont les chapiteaux corinthiens supportent les murs épais qui eux-mêmes supportent la nef de bois, je m’aperçois que mes pieds flottent sur des mosaïques d’eau

comme des tapis précieux tendus sur le sol de l’église. Elles forment dans la nef centrale une fine résille à losanges dans les petites pierres de laquelle sont incrustées de menues rosettes cruciformes. Elles montrent un monde végétal luxuriant et vingt-deux espèces d’oiseaux divers représentés tantôt seuls et tantôt par paires, les unes vis-à-vis des autres, par exemple un flamand et un serpent, et, tout à côté un couple de canards qui, tous deux posés sur un calice de fleurs, se bécotent amoureusement 

je m’assois sur un banc de bois blanc, un peu à l’écart de la dizaine de retraitants disséminés dans les travées, une bouffée de rires me fait soudain me retourner, une troupe de jeunes religieuses vietnamiennes vient de franchir le porche et, pouffant en silence, remonte le long de la nef jusqu’au premier rang où elle s’assoie dans un froissement de tissu empesé, à ce moment s’ouvre une petite porte dérobée située derrière l’abside, des Dominicains allemands entrent en file indienne et se déploient en une mouvante couronne de cierges autour de l’autel sous lequel je découvre un énorme cailloux sortant du sol

la pierre sur laquelle Jésus posa les cinq pains et les deux poissons dont il nourrit cinq mille hommes et femmes venus l’écouter en son désert, son érémos

les cloches annonçant les vêpres je me lève, me glisse dans l’ombre d’un pilier, regarde, écoute les cantiques qui emplissent l’espace, saisi de stupeur face à la beauté du monde qui pour moi ne porte pas le nom de Dieu

(mais celui d’un poème intime plié dans ma mémoire)

je ferme les yeux, quand les chants ont cessé de creuser leur sillon sacré dans la glaise du silence, je sors et vais m’asseoir sur la pierre blanche et tiède du Bassin aux Sept Poissons situé au centre d’un cloître minuscule qui me paraît propice à la méditation des athées, persuadé que toute parole prendrait immédiatement la forme d’un chardon coincé entre ma langue et mon palais

(gare à qui ose saigner)

une méduse de silence flotte autour de ma bouche, le jour libère ses fragrances d’orangers, de lauriers, de rosiers, appuyant mon corps sur la terre, je pétris une pâte faite de feuilles, de fleurs, d’insectes, je deviens terre, ma tête devient ciel, mes doigts sont des petits cailloux froids et durs, saisi par une soif absolue, buvant aux sept sources du ciel, j’offre mes lèvres à la lune qui me tend son bol de lait (…)