Légèretés

L'AIR DU TEMPS


Paradoxale et rude, cette époque est étrange :
Plus ses défauts sont gros, plus elle tangue et change,
Plus ses erreurs sont lourdes, aux avatars pesants,
Plus elle aime le light et du poids se défend !
Alléger, c'est super, c'est sainte vérité !
Pour être dans le style : Aisance et Légèreté !

Légèreté du ton, si grand soit le discours :
L’exact, le vrai, le juste, ont vécu, de nos jours.
L'information va vite, elle survole et court,
Ne veut plus s'attarder en d'obsolètes atours.
La longue rhétorique est surpoids pour balourds ;
Le projet le plus sage est celui le moins lourd.

Ludique et allègement, tels sont les maîtres mots.
Il faut des phrases courtes, et livres pas trop gros.
Ne pas s'appesantir ! Fuyez la profondeur.
Les thèmes détaillés ne sont que des lourdeurs,
Qui assomment les jeunes et lassent les lecteurs,
Aux tonus émoussés, par de trop lents auteurs.

Les mœurs les plus légères excluent les tabous,
Divorce et adultère ou porno sont partout.
Homo ou hétéro, le sexe touche à tout,
Et les grands sentiments ne sont plus dans le coup.
Si survit le mariage, il devient éphémère,
Et ne veut plus rester la rente viagère.

L'obésité nous guette : une hantise du jour,
Quand l'élégance suprême, et qui promet l’amour,
Est taille fil de fer, ossature saillante,
Dont tous les magazines exposent les variantes.
L'allégé, le bio, sont grandes panacées,
Mais activés surtout ! hypervitaminés !

Allégés, les yaourts, les crèmes et laitages,
Allégés, les fromages, et faux beurres, et potages,
Allégés les sodas, fausses bières et faux vins,
Allégés, les croissants, et les eaux et le pain.
Allégés, fondements, idées, normes et critiques,
Allégés les scrupules ou remords, le civique.

C'est le règne sans sucre et sans sel, du néant.
Du manque énergisant, du vide fortifiant.
Des tisanes digestes, mais détilleulisées,
Des thés déthéisés, des déverveinisés,
Du décaféiné, avec de l'aspartame,
Qui soulage les reins. Et aussi cœurs et âmes ?

Le must, c'est donc le light, la basse calorie,
Dont on peut se goinfrer, assouvir nos envies.
Mangeons du chocolat décacaotisé,
Fumons des cigarettes en décotinisées.
A quand le bon vieux kif décannabissisé ?
La cocaïne light décocaïnisée ?

Peu nous chaut le produit : ce qui compte est la marque.
Et il faut l'exhiber pour bien qu'on la remarque.
On encense Cartier et les briquets Dupont,
Les autos Mercédès et les sacs Louis Vuitton !
Faut-il changer la messe en un petit sermon ?
Et peut-être ôter Dieu de toutes religions ?

Baudelaire aurons - nous débaudelairisé ?
Puisque notre français devient défrancisé,
Réduit dans les banlieues à une minceur extrême …
Ah ! Les belles inventions que produit le système !
Médecine sans toubib ! Morale sans entrave !
Mais les soins palliatifs font-ils la mort moins grave ?

C'est un vent de folie qui souffle sous nos cieux ;
Tout doit être affiné, facile et sonner creux.
Même le coq gaulois est désergotisé
Notre fière Marianne démariannisée !
La vertu la plus noble est la frivolité.
La meilleure télé, télé-réalité.

Il faut papillonner, survoler, sans faire vieux,
Tout voir en dilettante, ne rien prendre au sérieux,
Ecouter l'air du temps sur les radios FM,
Là où tout reste fun pour mieux traîner sa flemme.
Tolstoï est un ringard, Proust est un dinosaure,
Et les nouveaux romans filent en météores …

Et vive le vacant, le nul, l'absentéisme !
Le grand secret du zen est-il dans l'athéisme ?
Mais sans cholestérol, alors, ni glycémie.
Gare à d'hypotension, à la neurasthénie !
Heureusement Sécu veille sur nos santés,
Experte en déficiences, carences répétées …

Le gadget et l'ersatz sont ce qu'on fait de mieux.
C'est la futilité qui fait le plus sérieux.
Et seul le pesant d'or résiste et reste hostile,
A ce grand courant d'air conformiste et docile.
Dégraissage et maigreur seraient les bons parcours ?
Et si légèreté, un jour, pesait trop lourd ?

Si l'euro lui aussi s'amincit tous les jours,
Nos dépenses, à la diète, auront-elles recours ?
L'Etat lui-même suit sa cure amaigrissante :
Son déficit, sa dette, essaient la même pente,
Rejoignant hôpitaux, retraites ou effectif,
Qui semblent avoir besoin d'un très fort purgatif.

Tout cela allège-t-il du poids de l'existence ?
De celui des chagrins, des ans, ou de l'absence ?
Des illusions perdues, des deuils et des douleurs ?
De notre isolement, des questions et des peurs ?
Comme les jolies dames ignorant leur surpoids,
Des œillères avons nous, cachant nos désarrois ?

Droits réservés

Jacques Grieu


Publications de Jacques Grieu.

- Chez l'éditeur A. SUTTON :

- Brouillard en Baie de Seine (Roman « policier ») en 2003
- Le Havre de A à Z (Abécédaire sentimental) en 2005
- Vannes de A à Z ( Abécédaire sentimental) en 2006

-Aux éditions du PIERREGORD

- Un Peu de Neige dans la Mer (roman en 2007, prix G. Flaubert 2008, prix O. Mirbeau 2009, prix B. Moitessier 2010)
- Le Foin du Diable (roman, en mai 2008)
- Doubles vies (roman mars 2010)
- Le Sommeil des Justes (roman février 2011)
- Le Gambit de la Dame ( à paraître printemps 2012)

Primé pour différentes nouvelles et poèmes ( prix des Baronnies, prix de la ville de Nyons, prix de Fontaine-la-Joûte, prix Unicef etc)
Nombreux poèmes circulant sur le web.